Dans les rues animées de Kuala Lumpur, aux heures où la ville s’endort, dans les recoins cachés du grand public, une réalité poignante est souvent ignorée : celle des personnes sans-abri. Ces individus, souvent critiqué.es et négligé.es par la société, ont des histoires qui vont bien au-delà des stéréotypes prévalents. Plongeons sans préjugés dans cet univers méconnu de l’itinérance en Malaisie, un phénomène en pleine croissance, alimenté par une économie en expansion rapide et les défis d’adaptation à une société en évolution.
Kuala Lumpur, la capitale de la Malaisie connue pour sa croissance économique dynamique, fait face à une crise sociale persistante : celle des personnes sans-abri. Comment expliquer ce phénomène dans une ville aussi développée ? Cette situation préoccupe sérieusement une grande partie de la société malaisienne. Pourtant, c’est un sujet rarement évalué, les dernières statistiques sur le nombre de personnes sans-abri remontant à 2016. Cette enquête menée par DBKL en 2016 estimait le nombre à 1 500 personnes sans-abri dans les rues de la ville1. Il suffit d’observer les rues de la métropole pour réaliser que ce nombre a considérablement augmenté. En outre, le manque de définition claire de ce qu’est une personne sans-abri complique la compréhension de cette crise. De même, ce problème met en lumière les défis socio-économiques auxquels de nombreux Kaéloi.ses doivent faire face au quotidien.
L’absence d’une définition
Un des défis majeurs auxquels fait face la Malaisie est l’absence d’une définition précise de ce qu’est une personne sans-abri. Sans cette définition claire, il est difficile de comprendre cette condition, ainsi, de mettre en place des politiques efficaces et cohérentes pour aborder le problème. En Malaisie, le ministère des Femmes, de la Famille et du Développement Communautaire (MWFCD) est l’autorité responsable des sans-abris. Cependant, il n’existe pas de définition standardisée de ce qu’est un sans-abri, exposant ces individus à l’application de la Loi sur les personnes défavorisées datant de 1977.
Une législation inadéquate
La Loi sur les personnes défavorisées de 19772 est basée sur le principe de vagabondage, ce qui empêche de considérer les sans-abris comme des individus nécessitant de l’aide. Cette législation permet aux agent.es de Dewan Bandaraya Kuala Lumpur (DBKL) ou de la Polis Diraja Malaysia (PDRM) de détenir et de mettre en garde à vue les personnes sans domicile fixe, le magistrat pouvant alors ordonner une détention involontaire en vertu de cette loi. En criminalisant leur situation, cette loi aggrave leur précarité, les contraignant à se cacher sous des ponts ou dans des parcs, afin d’éviter leurs arrestations.
La criminalisation de leur situation représente un fléau que le gouvernement malaisien doit prendre plus au sérieux. En arrêtant les sans-abris, ceux-ci ne reçoivent aucune aide concernant leur réhabilitation dans la société, leur santé mentale ou leurs besoins médicaux. Cette approche punitive rend leur situation déjà précaire encore plus difficile.
Le soutien crucial des ONG
La plupart des aides disponibles pour les personnes itinérantes sont fournies par des ONG. Par exemple, Kechara Soup Kitchen, un groupe d’action communautaire non religieux, distribue de la nourriture, offre des soins médicaux de base et propose des services de conseil. Soul Kitchen, une ONG fondée par des étudiant.e.s du Collège Tunku Abdul Rahman, fournit également de la nourriture, des soins médicaux et des services de conseil. Ces organisations visent à réduire l’itinérance en améliorant l’employabilité et en facilitant la réintégration dans la société. Ce sont seulement quelques exemples illustrant le fait que les ONG représentent la principale source d’aide pour les individus se retrouvant en situation d’itinérance. Parmi ces organisations, Dapur Jalanan KL se distingue particulièrement en étant une organisation dédiée à soutenir les populations urbaines pauvres en offrant des repas gratuits et d’autres formes d’aide.
J’ai eu l’opportunité de discuter avec Farhan de Dapur Jalanan KL, qui a partagé des perspectives précieuses sur la situation des urbains pauvres à Kuala Lumpur. Selon lui :
« Les communautés qui font appel à nos services ne sont pas entièrement sans-abri, mais nous les définissons comme des urbains pauvres. La plupart d’entre eux ont des emplois, mais principalement des petits boulots, comme la collecte de matériaux recyclables tels que des canettes ou boîtes à vendre, la vaisselle dans les restaurants, le gardiennage de parkings illégaux, etc. Pour ceux qui ne peuvent pas se permettre un logement, ils louent des chambres à la nuitée pour environ 40 RM/nuit ($CAD 12.80). Ils peuvent dormir s’ils ont de l’argent ce jour-là. C’est le même principe pour les locations de chambres mensuelles au centre-ville. »
Ce témoignage met en lumière la réalité difficile des travailleurs et travailleuses urbain.es pauvres à Kuala Lumpur, qui, malgré leurs efforts, doivent souvent se contenter de solutions temporaires et précaires pour se loger. Leur situation est un reflet des défis économiques accrus auxquels ils et elles sont confronté.es, exacerbés par le coût élevé de la vie dans la capitale.
Derrière les stéréotypes : Des histoires humaines et poignantes de l’itinérance
Malgré les stéréotypes répandus dans la société, qui peignent souvent les sans-abris comme des individus paresseux et profiteurs, la réalité à Kuala Lumpur est bien différente et souvent désolante. Ces personnes font face à des défis personnels et économiques considérables, nécessitant une véritable compassion et un soutien pour une réintégration efficace dans la société. Les causes de l’itinérance sont diverses et complexes : problèmes de santé mentale, conflits familiaux, perte d’emploi, coût de la vie élevée, et pensions de retraite insuffisante. À cela s’ajoute les impacts aggravants liés à la pandémie de Covid-19 et de l’inflation actuelle.
À Kuala Lumpur, la majorité des sans-abris à Kuala Lumpur sont des travailleurs et travailleuses qui occupent des emplois mal rémunérés dans des conditions souvent inhumaines, leur permettant seulement de se nourrir sans pouvoir se permettre ne serait-ce qu’une chambre dans la capitale. Farhan, de Dapur Jalanan kl, souligne :
« Les facteurs sont variés : certains sont expulsés, sont des parents isolés, ou ont été trompé.es pour venir travailler à Kuala Lumpur depuis d’autres États pour découvrir que le travail n’existe pas, etc. Le Covid a été pire, nous avons dû servir jusqu’à 500 personnes au lieu de 150 habituellement. Comme vous le savez, le confinement a entraîné la fermeture de nombreuses entreprises. Ainsi, plus de personnes sont venues nous demander de l’aide. »
Ce témoignage illustre bien la réalité économique préoccupante : le coût élevé de la vie urbaine empêche ceux qui ont des revenus faibles de couvrir leurs besoins fondamentaux, comme le logement, un droit humain fondamental.
Malgré leurs efforts pour s’en sortir, le développement rapide de la ville et la hausse des prix de logement semble jouer en leur défaveur. Leur instabilité résidentielle les empêchent d’accéder à de meilleures opportunités d’emploi mieux rémunérées et à des services de santé adéquats. Ce cycle vicieux les maintient dans une précarité persistante, défiant leurs efforts pour une vie meilleure.
L’impact de la pandémie de la Covid-19
Alors que le gouvernement malaisien imposait des mesures de protection telles que le confinement et la restriction des déplacements pour des courses non-essentielles, ces actions ont parfois négligé une partie de la population. Beaucoup, pour subvenir à leurs besoins, occupent des emplois qui nécessitent leur présence physique et qui ne peuvent pas être effectués à distance. Contrairement à d’autres, ces travailleurs n’ont pas la possibilité de faire du télétravail, ce qui a conduit à une perte significative d’emplois et à une insécurité financière pour eux-mêmes et leurs familles. Avec une grande partie des ménages nationaux gagnant moins de 2 000 RM par mois ($CAD 640), alors que le coût de la vie pour mener une vie digne est bien supérieur3, cette situation représente un véritable fléau.
Plongée dans la ville jardin des lumières et rencontre fortuite
Depuis mon arrivée à Kuala Lumpur, mes observations ont révélé une réalité désolante, surtout pendant les heures de pointe. À ce moment-là, je remarquais de plus en plus de personnes cherchant un endroit où s’installer, ou attendant la fermeture des magasins pour y passer la nuit. Couché sur du carton faisant usage de lit pour leurs soirées. Cela m’a incité à approfondir mes réflexions. Au cours de mes recherches, j’ai trouvé fascinant de constater que malgré les défis auxquels ils font face, les sans-abris sont persévérants et cherchent activement à s’en sortir, même si notre société capitaliste semble souvent les marginaliser. En explorant plus loin, j’ai découvert que la configuration de la ville, y compris le choix de la sortie de métro que l’on emprunte, peut déterminer si l’on croise leur chemin ou non.
L’âge contre eux : Un témoignage poignant
Lors d’une course en Grab, l’équivalent local de Uber, j’ai eu la chance de rencontrer « Priya » (nom fictif), une femme de 45 ans qui, en raison de la pandémie de Covid-19, a perdu son emploi de gérante de magasin. Bien qu’elle soit titulaire d’un master, elle m’a confié :
« Je suis trop vieille. Depuis que j’ai perdu mon emploi pendant la Covid, j’ai du mal à en retrouver un stable. C’est pourquoi je fais du Grab pour compléter mes fins de mois. Lors de plusieurs entretiens, les recruteurs m’ont dit que malgré mes compétences et mon expérience, j’étais trop vieille. »
Ce témoignage m’a amené à réfléchir sur la perception de l’âge dans la société malaisienne. Est-ce cette perception qui empêche certains de trouver un emploi stable et les pousse à se retrouver à la rue, contrairement à Priya qui a pu obtenir un permis pour travailler en tant que conductrice de Grab ?
Le récit de Priya illustre une réalité souvent négligée : la discrimination fondée sur l’âge dans le marché du travail malaisien. Cette problématique, exacerbée par la pandémie de Covid-19, révèle les défis supplémentaires auxquels les travailleurs plus âgés sont confrontés pour se réinsérer dans un marché du travail déjà saturé, qui pousse plus d’un à la rue.
Appel à prendre des mesures
Face à la réalité désolante de l’itinérance à Kuala Lumpur, il est impératif que des mesures concrètes soient prises pour remédier à cette crise croissante. Le gouvernement malaisien doit réévaluer et réformer la législation actuelle pour traiter les sans-abris non pas comme des délinquants mais comme des individus en détresse nécessitant un soutien. Une définition claire de ce qu’est une personne sans-abri est essentielle pour élaborer des politiques efficaces. Parallèlement, il est crucial de soutenir et de renforcer les ONG qui jouent un rôle vital dans la fourniture d’une aide immédiate et d’une réintégration sociale. Les entreprises et les citoyens doivent également s’engager activement en soutenant les initiatives locales, en offrant des opportunités d’emploi et en contribuant à des fonds de solidarité. La crise des sans-abris n’est pas une problématique isolée mais un défi collectif qui nécessite une action concertée pour garantir que chaque individu puisse vivre avec dignité et espoir.
Références
1. Malaysia Today. (2024, January 3). Homeless in Kuala Lumpur: The forgotten issue. Malaysia Today. https://www.malaysia-today.net/2024/01/03/homeless-in-kuala-lumpur-the-forgotten-issue/
2. TCC Law. (2020). Destitute Persons Act 1977. TCC Law. https://tcclaw.com.my/wp-content/uploads/2020/12/DESTITUTE-PERSONS-ACT-1977.pdf
3. Megat Muzafar, P. M., & Kunasekaran, T. (2020). The impact of Covid-19 on the urban poor: Three major threats – Money, food and living conditions. Kuala Lumpur: Khazanah Research Institute. https://www.krinstitute.org/assets/contentMS/
Pour aller plus loin
Yusoff, Z. M., & Ahmad, R. (2023). Mapping construction industrialisation enablers using PLS-SEM: Malaysian construction industry perspective. International Journal of Integrated Engineering, 15 (3), 71-80. https://penerbit.uthm.edu.my/ojs/index.php/ijie/article/download/14840/6368/75356
Mohd Rom, N. A., Md. Hassan, N., & Abu Said, A. M. (2022). Homelessness in Kuala Lumpur: What do they really need? IBIMA. https://ibima.org/accepted-paper/homelessness-in-kuala-lumpur-what-do-they-really-need
Hamdan, N. S., & Herman, S. S. (2020). Homeless in Kuala Lumpur: A way out of the street. MAJ-Malaysia Architectural Journal, 2(1), 17-24.