Où vont nos déchets et notre recyclage après qu’on les jette? La réponse, souvent, est “plus loin qu’on le pense”.
Entre 2013 et 2014, une compagnie canadienne, Chronic Inc., a expédié une cinquantaine de conteneurs vers Manille, dans les Philippines. Officiellement, les conteneurs contenaient du plastique recyclable, prêt à être trié dans une usine de la ville de Valenzuela – usine qui était d’ailleurs dirigée par Jim Makris, le propriétaire de Chronic Inc. Toutefois, aux douanes philippines, il a été découvert que les conteneurs contenaient également des déchets, y compris des ordures ménagères. La crise diplomatique provoquée par cet incident n’a pas été résolue avant 2019: après le rappel de l’ambassadeur des Philippines au Canada, en mai 2019, le gouvernement canadien a enfin rapatrié les ordures.
Cette situation expose la pointe de l’iceberg d’un enjeu beaucoup plus profond. Pour plusieurs Canadiennes et Canadiens, elle provoque la question: pourquoi la compagnie Chronic Inc. exportait-elle du recyclage en premier lieu?
L’exportation de déchets, souvent pratiquée par des pays riches, qui envoient leurs déchets vers des pays plus pauvres, a explosé dans les années 1970 avec l’introduction d’importantes régulations environnementales dans les pays occidentaux. Incapables alors d’abandonner des déchets toxiques comme avant, de nombreux opérateurs de ces pays se sont tournés vers l’exportation.
Vers la fin des années 1980, toutefois, cette pratique a été remise en question suite à la découverte de dépotoirs de déchets toxiques importés dans plusieurs pays du Sud global. L’indignation soulevée par ces révélations a mené à la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination, qui a été signée le 22 mars 1989 et est entrée en vigueur le 5 mai 1992. La Convention de Bâle limite l’exportation de déchets, notamment à travers des normes strictes de notification et de consentement. La Convention stipule également que tout pays devrait œuvrer à réduire sa production de déchets et que les déchets devraient, si possible, être éliminés à l’intérieur du pays où ils ont été produits.
Peu après l’entrée en vigueur de la Convention de Bâle, de nombreux pays et organismes non gouvernementaux ont commencé à militer pour des règlements plus sévères pour les pires exportateurs. Lors de la Conférence des parties en 1995, un amendement a été adopté prohibant l’exportation de tout déchet par les membres de l’Union européenne, par les membres de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ou par le Liechtenstein. Toutefois, l’amendement n’est entré en vigueur que le 5 décembre 2019, soit 90 jours après avoir été ratifié par trois-quarts des parties de la Convention.
Le Canada est Partie à la Convention de Bâle, ratifiée le 28 août 1992, mais n’a toujours pas ratifié l’amendement. L’exportation de déchets, donc, se poursuit. Une enquête publiée plus tôt cette année par Radio-Canada a d’ailleurs révélé de nombreux faits inquiétants sur les pratiques des exportateurs de déchets canadiens. Plusieurs conteneurs de recyclage contenant des taux d’ordures et de plastique beaucoup plus élevés que ce qui est permis ont été stoppés et renvoyés au Canada. Selon l’enquête de Radio-Canada, de nombreux centres de tri canadiens n’ont pas été suffisamment modernisés pour pouvoir trier de façon adéquate les déchets, puisqu’avant 2018, la Chine, où la majorité des déchets étaient envoyés, n’avait pas de restrictions très sévères. Au lieu d’augmenter la qualité du recyclage exporté lorsque la Chine a changé ses règlements, de nombreux centres de tri envoient maintenant nos déchets vers d’autres pays, tels que l’Inde, l’Indonésie, ou les Philippines. Ces derniers, tout comme le Canada, n’ont pas encore ratifié l’amendement à la Convention de Bâle, quoiqu’après des années de revendications de la part d’activistes, le secrétaire du Département philippin de l’environnement et des ressources naturelles, Jim O. Sampulna, s’est exprimé en faveur de la ratification de l’amendement.
Une fois les déchets arrivés à leur destination, ils sont en général triés. Dans les installations indiennes visitées par les journalistes de Radio-Canada, des ouvrières reçoivent environ trois dollars par jour pour séparer les matières recyclables des ordures. Souvent, le plastique à jeter est brûlé comme combustible clandestin, puisque le bois peut s’avérer très cher. Selon les habitants locaux, la pollution aérienne et des eaux causée par les usines de recyclage serait à la source de plusieurs maladies parmi la population.
Du côté des déchets qui demeurent au Canada, la situation n’est pas meilleure: l’Ontario, par exemple, va manquer d’espace pour enfouir ses déchets d’ici 2034. Selon le Conseil des académies canadiennes, il n’y a aucune incitation financière à réduire les déchets, puisque le prix de l’enfouissement est très abordable. De plus, les dépotoirs et les sites d’enfouissement affectent le plus souvent des groupes marginalisés, comme des communautés autochtones ou des personnes à faible revenu. Par exemple, la première nation Oneida of the Thames, située non loin de London, a vu ouvrir un dépotoir – qui n’a pas reçu leur approbation – tout près de leur réserve. Maintenant, des résidents voient et sentent les ordures acheminées depuis Toronto, ce qui a des conséquences néfastes dans leur quotidien.
La Convention de Bâle est en vigueur depuis 30 ans cette année. Malheureusement, le problème qu’elle cherche à résoudre persiste. De nombreux pays occidentaux, quoique signataires, ne respectent pas la convention: non seulement exportent-ils des déchets de façon illégale, mais ils ne prennent également pas de mesures suffisantes afin de réduire leur production de déchets. Comme le démontre la crise émergente des sites d’enfouissement en Ontario, la réduction de la quantité de déchets produits est la seule façon d’assurer que toutes et tous puissent jouir de leur droit à un environnement sain. Sous notre système capitaliste actuel, de nombreuses compagnies profitent de la création et de l’exportation de déchets, de la surconsommation et du plastique à usage unique. Pour résoudre la crise des déchets, il faudra que nos gouvernements priorisent la santé de la population et de l’environnement plutôt que le marché libre et les profits de grandes compagnies.
Cet article est le premier d’une série sur l’exportation des déchets. Pour lire le deuxième, cliquez ici.
Sources:
Les sales secrets du recyclage du papier canadien | Radio-Canada.ca
Les poubelles de l’Ontario débordent : quelles solutions offrent les partis? | Radio-Canada.ca
Le Canada doit régler le problème du plastique | LesAffaires.com
Les déchets canadiens aux Philippines sont chargés sur un navire pour Vancouver | Radio-Canada.ca
Déchets illégaux: les Philippines rappellent leur ambassadeur au Canada | La Presse
Whitby plastic recycler denies shipping trash to Philippines | The Star
Text of the Convention | Basel Convention
Basel Ban Amendment Guide | IPEN
DENR backs call for Basel Ban Amendment approval | BusinessMirror
Philippines sends trash back to Canada after Duterte escalates row | Reuters