Comment les conditions de travail imposées par le marché mondial portent atteinte aux droits fondamentaux des ouvrières du textile en Tunisie.
Ce matin, malgré la chaleur déjà accablante, un groupe de femmes attend devant la porte des bureaux du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), à Ksibet-el-Mediouni. Ce sont des ouvrières du textile, qui travaillent dans un atelier à Lamta, un village voisin, où sont fabriquées des fausses fleurs en tissu et en plastique, articles très prisés alors que la saison des mariages bat son plein.
Pour se situer, il importe de souligner que la région de Monastir concentre autour de 27% des entreprises du secteur du textile et de l’habillement en Tunisie1. Le textile est en effet « l’un des principaux secteurs de l’industrie manufacturière en termes d’exportation, d’emploi et de valeur ajoutée »2. Ces entreprises emploient autour de 152 303 personnes3, ce qui représente plus de « 31% de l’effectif total des industries manufacturières » tunisiennes4.
Si ces femmes sont là ce matin, c’est parce qu’elles viennent d’apprendre que leur employeur veut délocaliser son usine à plus de deux heures du lieu où elles travaillent actuellement. Cette décision, à la légalité douteuse, rendra très difficile, voire impossible pour certaines, de se rendre à l’atelier pour travailler. Leur cas n’est malheureusement pas isolé : les conditions de travail des ouvrières5 du textile sont globalement inacceptables. Conformément aux conditions imposées par le marché mondial du textile, les vêtements sont vendus à raison d’un coût-minute, c’est-à-dire qu’une pièce est vendue selon le temps qui est consacré à l’assembler. Toutefois, ce coût-minute est déterminé sans égard pour la réalité et donc constamment compressé, ce qui n’est pas conforme à ce que devraient être les conditions de travail et de rétribution. De fait, les couturières doivent bien souvent travailler gratuitement pour finir les tâches qui leur sont attribuées6. De plus, les locaux sont délabrés et les accidents de travail fréquents, sans parler des maladies liées à la profession, particulièrement les troubles musculo-squelettiques (TMS), que les ouvrières développent presque systématiquement avec les années, à cause de la position dans laquelle elles travaillent pendant de longues heures sur la chaîne de production. De fait, selon la Caisse nationale d’assurance maladie tunisienne (CNAM), 42% de toutes les maladies liées au travail répertoriées au cours de l’année 2023 sont issues du secteur de la confection de vêtements7, l’une des trois branches du secteur textile après la filature et le tissage, et également celle qui requiert le plus de main-d’œuvre.
En outre, il est assez commun ici que des employeurs abusent des protections sociales limitées pour les travailleurs.euses, et utilisent des pratiques illégales pour maximiser leurs profits. Parmi celles-ci, on peut parler des violations dans les relations professionnelles, comme les licenciements abusifs, généralement appuyés sur le contournement des normes relatives aux contrats de travail. En effet, selon la loi, après quatre ans au même poste, un.e employé.e doit normalement être titularisé.e. Toutefois, cette règle est régulièrement ignorée par le patronat, qui l’élude par exemple en transférant les ouvrières d’une usine à l’autre, ou simplement en les faisant changer de spécialité. Ce faisant, les employeurs se débarrassent des employées jugées moins productives, pratiquant ouvertement une discrimination basée sur l’âge et l’état de santé.
Une autre pratique condamnable est la délocalisation surprise, ou la fermeture sans préavis des usines. Il arrive même que ces déménagements illégaux se fassent pendant la nuit, ce qui permet aux employeurs d’éviter d’avoir à payer les arriérés de salaire qu’ils doivent aux employé.es.
Ces violations flagrantes du droit du travail, qui versent dans l’exploitation, ainsi que les pratiques illégales auxquelles a régulièrement recours le patronat, ont un impact souvent dramatique sur les ouvrières. Certaines se retrouvent du jour au lendemain sans moyen de subsistance, avec des conséquences graves pour elles-mêmes et leurs familles, qui se retrouvent dans des situations d’exclusion économique et sociale et bien souvent de sévère précarité8.
Cet enjeu fait partie des priorités du FTDES, et c’est pourquoi ces femmes se tournent vers l’association pour trouver du soutien en la personne de Mr. Mounir Hassine. L’organisation leur offre une consultation pour les informer de leurs droits, et des procédures qu’elles peuvent suivre pour les faire respecter. Elles peuvent notamment amener leur dossier devant l’inspection du travail, ou poser certaines conditions à l’employeur, qu’il sera tenu de respecter pour être en accord avec le droit du travail en vigueur en Tunisie. Par exemple, si l’entrepreneur veut délocaliser l’usine, il doit pouvoir assurer le transport et le logement des employé.es pour que ce soit légal.
Le FTDES se positionne en première ligne pour protéger les travailleurs, et surtout les travailleuses, des abus perpétrés par des patrons sans scrupules, dont les actions restent bien souvent impunies à cause du manque de protections sociales, situation exacerbée dans le secteur du textile. Ces lacunes sont une conséquence des politiques de libéralisation mal contrôlées et des lois mises en œuvre pour forcer la mise au pas du pays à la mondialisation, mais elles résultent aussi de la place de l’économie tunisienne dans la division internationale du travail.
En effet, dans la mesure où plus de 80% des entreprises du secteur textile en Tunisie affectent l’entièreté de leur production à l’exportation9 l’économie tunisienne est ancrée de facto dans un modèle extractiviste. Toutefois, plus que seulement les produits du textile, c’est sa main-d’œuvre bon marché que la Tunisie vend au rabais à l’échelle mondiale. De fait, l’économie tunisienne est bloquée dans son rôle traditionnel au sein du système financier capitaliste international. Cet ordre économique global est basé sur l’exploitation de l’être humain et la marchandisation de ses capacités productives, lesquelles sont mises au service des intérêts du patronat, qui s’appuie pour ce faire sur la propriété privée des moyens de production.
À échelle internationale, ce système entraîne, entre autres, des échanges inégaux entre le Nord et le Sud globaux. Ce déséquilibre a plus d’une conséquence sur le paysage socio-économique tunisien. Il provoque d’abord une fuite des capitaux, dans la mesure où la population ne profite pas des retombées économiques du travail à bas prix permettant des bénéfices importants issus des produits et services exportés à l’étranger. Il entraîne également une fuite des diplômés, car ceux-ci ne trouvent pas leur place dans une économie d’abord axée sur la productivité et l’exploitation de sa main-d’œuvre peu qualifiée. Cet état des choses est aggravé par un désengagement de l’État en la matière, et a pour conséquence indirecte une expansion de l’économie informelle.
On peut se demander si la Tunisie sera en mesure de se départir de ces vieux schémas d’exploitation Nord-Sud, et de sortir de son rôle traditionnel au sein du système capitaliste international. À terme, une telle transition pourrait mener à une intégration socio-économique plus équitable du pays sur le marché mondial, ce qui profiterait à sa population, incluant ces ouvrières abandonnées par le système.
Notes et références
1. Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation (2018). Monographie : Les industries du textile et de l’habillement en Tunisie. https://www.tunisieindustrie.nat.tn/fr/download/CEPI/2018/ith.pdf, p. 7
2. Ibid., p. 5
3. Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation (2024). Portail de l’industrie tunisienne. Les chiffres clés de l’industrie. https://www.tunisieindustrie.nat.tn/fr/zoom.asp?action=list&idsect=02
4. Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation (2018). Monographie : Les industries du textile et de l’habillement en Tunisie. https://www.tunisieindustrie.nat.tn/fr/download/CEPI/2018/ith.pdf, p. 8
5. Ce sont presque uniquement des femmes.
6. Mounir Hassine. (2014). Violations des droits économiques et sociaux des femmes travailleuses dans le secteur de textile (Monastir). FTDES. https://ftdes.net/rapports/textile.fr.pdf. p. 18
7. Caisse nationale d’assurance maladie tunisienne (CNAM) (2023). Répartition des maladies professionnelles dans le secteur de la confection des vêtements déclarées selon leurs natures au gouvernorat de MONASTIR en 2023. Papier.
8. FTDES et Alternatives (2019). Les oubliées des machines à coudre – Documentaire sur l’industrie du textile à Monastir, Tunisie.
9. Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation (2024). Portail de l’industrie tunisienne. Entreprises opérationnelles dans l’Industrie. https://www.tunisieindustrie.nat.tn/fr/zoom.asp?action=list&idsect=02 (après calcul)