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Blogue des stagiaires

Comment le modèle de développement extractiviste de la Tunisie alimente le chômage à l’échelle nationale

Un train chargé de phosphate, Metlaoui Tunisie - Crédit : Dennis Jarvis, CC BY-SA 2.0 , via Wikimedia Commons
Les jeunes tunisien·ne·s sont confronté·e·s à un chômage généralisé en Tunisie, beaucoup d’entre eux étant incapables de trouver un emploi après avoir terminé leurs études universitaires. Alors que l’économie du pays profite largement des activités extractivistes, le modèle de développement actuel de la Tunisie devrait-il être réexaminé pour remédier à cette crise socio-économique flagrante ?

« Comment voulez-vous que je gagne ma vie ? » C’est la question que de nombreux·euses jeunes Tunisien·ne·s posent avec frustration à leur gouvernement.

Ce sont également les derniers mots de Mohammed Bouazizi, un Tunisien de 26 ans qui s’est immolé en 2010, participant au déclenchement d’une série de révolutions à l’intérieur et à l’extérieur du pays, désignées sous le nom de « printemps arabe ». Bouazizi gagnait sa vie en tant que vendeur ambulant, vendant des fruits dans une charrette à Sidi Bouzid1. Comme il n’avait pas de permis pour son commerce, ce qui était courant pour de nombreux·euses vendeur·euse·s, il était constamment harcelé par les policier·ère·s et contraint de payer régulièrement des pots-de-vin pour pouvoir continuer à subvenir aux besoins de sa famille. Il a atteint son point de rupture lorsqu’il a été agressé physiquement par une fonctionnaire municipale qui lui a confisqué sa balance parce qu’il s’était plaint d’avoir à payer un nouveau pot-de-vin. Le jeune homme, angoissé par cette indignité, s’est rendu à la station-service, a acheté un bidon d’essence et a crié ses derniers mots avant de s’immoler par le feu devant le bâtiment municipal.

La frustration des jeunes Tunisien·ne·s se poursuit longtemps après la révolution de 2011, notamment en raison du manque d’emplois disponibles. Les taux de chômage sont élevés dans tout le pays, en particulier parmi les diplômé·e·s universitaires.

Cet état des choses n’est pas étranger au fait que l’économie tunisienne repose en grande partie sur l’exportation de biens et de services, qui représente environ 42,13 % du PIB du pays2. L’exportation à grande échelle des ressources naturelles est généralement considérée comme faisant partie de son modèle de développement extractiviste, dans le but d’augmenter les niveaux de production et de générer des revenus.

Qu’est-ce que l’extractivisme ?

L’extractivisme est généralement défini comme « l’extraction massive de ressources naturelles telles que les minéraux, le pétrole, le gaz, l’agriculture, la production animale et forestière »3 qui se produit principalement dans les économies appauvries et instables de l’hémisphère Sud, où ces ressources sont abondantes. L’extractivisme peut également impliquer la surexploitation de l’eau, de la biodiversité, et de la main-d’œuvre ainsi que le tourisme de masse4. Ce modèle économique de développement est fortement critiqué comme étant un sous-produit du colonialisme et du néocolonialisme5 qui contribue à maintenir les pays riches en ressources dans un état de pauvreté perpétuelle et à alimenter le système capitaliste mondial et la disparité des richesses qui en découle. En outre, la question de la préservation de l’environnement n’est pas toujours prise en compte par les entreprises extractivistes et, le plus souvent, les paysages naturels sont endommagés de manière permanente.

Depuis la révolution sociopolitique de 2011, la Tunisie connaît une grave crise économique, qui exacerbe la dépendance excessive du gouvernement à l’égard du modèle de développement extractiviste dans l’espoir de rétablir la stabilité dans la nation maghrébine. Les dirigeant·e·s politiques et les gouvernements des pays de la région Moyen-Orient et l’Afrique du Nord ont associé l’augmentation des revenus tirés de l’exportation des matières premières au développement économique et social6. Cependant, alors que les activités extractivistes progressent sans relâche en Tunisie, le pays est toujours confronté à des niveaux de chômage stupéfiants, en particulier parmi ses jeunes diplômé·e·s universitaires. Selon le ministère tunisien de l’Enseignement supérieur, 30 % des chômeur·euse·s sont des diplômé·e·s universitaires et d’autres études gouvernementales montrent qu’au moins 40 % des chômeur·euse·s sont diplômé·e·s, les femmes étant représentées de manière disproportionnée dans ces statistiques7. Dans les régions du Sud, les multinationales continuent d’exploiter les ressources naturelles de la Tunisie, en particulier le pétrole et les phosphates, dévastant ainsi l’environnement et la santé des habitant·e·s.

Comment l’extractivisme propage-t-il le chômage ?

L’installation de nouvelles usines industrielles minières et agricoles est une promesse de développement économique, d’innovation et (plus important encore pour les populations locales) d’emploi, car le modèle extractiviste doit exploiter un certain degré de capital humain pour fonctionner efficacement. Cependant, la réalité de l’extractivisme est la même dans tout le Maghreb. Les populations rurales pauvres (petits agriculteur·rice·s, travailleur·euse·s ruraux·ales presque sans emploi, pêcheur·euse·s) et les chômeur·euse·s sont les plus touchés par la destruction de leurs ressources naturelles et, par conséquent, de leurs moyens de subsistance8.

Le rapport du chercheur-activiste Hamza Hammouchene sur l’extractivisme et la résistance en Afrique du Nord présente le cas de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) et de ses opérations minières à Gafsa, en Tunisie. Depuis la découverte du phosphate dans les années 1800 par les colonialistes français, son exploitation a transformé les moyens de subsistance des populations, qui ont abandonné l’agriculture de subsistance et le nomadisme pour se tourner vers le travail salarié9. À Gafsa, la CPG est responsable de diverses mauvaises pratiques environnementales en matière de gestion irresponsable des déchets et de pollution de l’eau, une conséquence récurrente du modèle extractiviste dans d’autres pays du Sud ; quoi qu’il en soit, ce secteur ne produit ni richesse ni emploi pour la population locale10. En fait, les changements structurels intervenus depuis 1986 ont entraîné le licenciement de plus de la moitié de la main-d’œuvre pour des raisons de rentabilité et de compétitivité11. L’agitation croissante en 2017 suscitée par le manque d’emplois et la disparité persistante des richesses provenant d’entreprises extractivistes telles que CPG a conduit à des manifestations organisées et largement répandues de jeunes chômeur·euse·s exigeant d’être pris au sérieux en occupant des espaces dans les usines et en suspendant les lignes de production12. Les blocages menés par les citoyen·ne·s ont paralysé la chaîne, de la production au transport et à la transformation13. La réponse du gouvernement et des conglomérats a été d’embaucher des chômeur·euse·s pour apaiser les inquiétudes, mais les emplois qui leur ont été attribués étaient fictifs et visaient à démontrer extérieurement un retour à la stabilité14.

Cela démontre que les intérêts de l’extractivisme sont à forte intensité de capital plutôt qu’à forte intensité de main-d’œuvre. Leur objectif est et sera toujours d’augmenter les profits et les revenus, ce qui ne génère pas toujours de la création d’emplois.

L’extractivisme est un modèle de développement non durable et préjudiciable pour la Tunisie, en particulier pour les jeunes du pays. Ce modèle doit être réévalué pour s’attaquer au cycle du chômage qui persistera si le gouvernement tunisien et les gouvernorats régionaux accordent plus de valeur et consacrent plus de ressources au soutien des systèmes extractivistes néocoloniaux qu’à la défense de la dignité de ses jeunes, en s’attaquant au problème sous-jacent qui conduit à une fuite accrue du capital humain.

 

Notes et références

1. Simon, B. (février 2011). How a slap sparked Tunisia’s revolution. CBS News. Récupéré le 25 juin 2024, à partir de https://www.cbsnews.com/news/how-a-slap-sparked-tunisias-revolution-22-02-2011/

2. World Bank. (n.d.). Tunisia trade summary. World Integrated Trade Solution. Récupéré le 25 juin 2024, à partir de https://wits.worldbank.org/CountrySnapshot/en/TUN/textview

3. Kalboussi, M. (janvier 2020). En finir avec l’extractivisme? Nawaat. Récupéré le 25 juin 2024, à partir de https://nawaat.org/2020/01/03/en-finir-avec-lextractivisme/

4. Hamouchene, H. (novembre 2019). Extractivism and resistance in North Africa. Transnational Institute. Récupéré le 25 juin 2024, à partir de https://www.tni.org/en/publication/extractivism-and-resistance-in-north-africa

5 Ibid.

6. Extractivism.de. (2023). Extractivism Flying Academy 2023 in Tunisia: International Conference. Récupéré le 25 juin 2024, à partir de https://extractivism.de/en/activities/workshops-conferences-en/extractivism-flying-academy-2023-in-tunisia-international-conference-2/

7. Ibtissem, J. (octobre 2015). Without Jobs, Dignity Eludes Many Tunisian Youth. Récupéré le 25 juin 2024, à partir de https://www.al-fanarmedia.org/2015/10/without-jobs-dignity-eludes-many-tunisian-youth/

8 Hamouchene, H, op. cit.

9. Ibid.

10. Ibid.

11. Hajer, M. (2024). Extractivism and the Green Deal: A Policy Brief (No. 5). Université de Cassel. Récupéré le 25 juin 2024, à partir de https://kobra.uni-kassel.de/bitstream/handle/123456789/15846/HajerExtractivism_Policy_Brief_No5_2024_%28Englisch%29.pdf?sequence=11&isAllowed=y

12. Hamouchene, H, op cit.

13. Bureau d’Ingénierie Conseil, Ressources Humaines & Environnement. (n.d.). (juillet 2023). Phosphate pollution in Gabes: Impacts and possible ways out. Récupéré le 25 juin 2024, à partir de https://www.bic-rhr.com/research/phosphate-pollution-gabes-impacts-and-possible-ways-out

14 Hamouchene, H, op cit.