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Blogue des stagiaires

Canada, l’eldorado des Philippin.es

Crédit photo : Beate Vogl via Pexels - https://www.pexels.com/photo/pin-on-canada-on-map-19937180/

« Oh you’re from Canada, you’re so lucky »1, nous ont dit les locaux. Aurons-nous assez de doigts pour compter le nombre de fois où on a reçu cette réplique après la fameuse question « where are you from ma’am ?»2 ?

Dès notre arrivée aux Philippines, les résident.es nous ont, à maintes reprises, demandé notre pays de provenance, sans doute à cause de notre air perdu ou de nos traits physiques étrangers pour eux.elles. Aussitôt le lieu dévoilée, aussitôt l’idéalisation du Canada commencée. C’est souvent avec le sourire aux lèvres qu’ils nous disent qu’on est chanceuses de vivre dans ce beau pays rempli d’opportunités. D’ailleurs, c’est ce que nous révèle un père de famille arrivé à la Baie-James à Chibougamau dans un article du Devoir: « le Canada est vu comme un pays de rêve aux Philippines. Plus d’argent, un bon gouvernement, plus de services »3. Pour lui et une bonne partie de ses compatriotes, le Canada est perçu comme l’eldorado où l’épanouissement professionnel et personnel des habitant.es est au rendez-vous.

Le début de l’émigration philippine

L’émigration ne date pas d’hier aux Philippines. La première phase d’émigration commença pendant la conquête du pays par les Espagnols où les Philippin.es étaient appelés à travailler en Amérique du Nord, en très grande majorité en Californie et au Mexique4. Cependant, c’est la colonisation américaine de l’archipel au début du 20e siècle qui a marqué un point tournant dans le flux migratoire aux Philippines. Le départ des élites masculines bourgeoises philippines dans le but d’aller étudier en Europe a déclenché un autre mouvement migratoire au pays. Une fois les connaissances acquises, ces « ilustrados » (personnes instruites ou éclairées), comme les héros de l’indépendance, José Rizal ou Antonio Luna rentraient au pays pour donner un bilan positif de l’émigration5. Ensuite, il y a eu d’autres Philippins qui ont été recrutés pour prêter main forte dans les champs de canne à sucre6 7. Une hausse dans le nombre d’émigrations vers les États-Unis (passant de 2500 en 1953-1965 à plus de 17000 en 1966-1970) a été constatée après le changement de la loi étatsunienne sur l’immigration qui est entrée en vigueur le 1er décembre 19658. À travers les différentes périodes de l’histoire aux États-Unis, la main-d’œuvre philippine a été significative dans une diversité de domaines; dans le domaine agricole, les mines d’or, la marine marchande ainsi que dans l’armée américaine. Le nombre de Philippin.es aux États-Unis a connu une grosse augmentation durant les dernières années : «176 000 en 1960, 343 000 en 1970, 783 000 en 1980, 1 407 000 en 1990, 2 364 000 en 2000, 3 416 000 en 2010 » pour ensuite arriver à 4 500 000 en 20229 10. C’est de là que « l’archipel philippin est devenu le premier exportateur mondial de sa main-d’œuvre »11.

Selon les archives canadiennes, il y a des preuves de la présence des Philippin.es au Canada dès le début des années 1890. Une petite communauté philippine s’est même installée en Colombie-Britannique au début du 20e siècle12. Bien que la présence de Philippin.es au Canada date du 19e siècle, la première vague d’immigration philippine a débuté au Canada vers la fin des années 1930. Une bonne majorité des immigrants philippins étaient des femmes, infirmières ou enseignantes qui se sont installées dans deux villes en particulier, Toronto et Winnipeg qui sont devenues le pôle principal d’immigration philippine. D’ailleurs, le quartier de North York à Toronto est nommé la Petite Manille de Toronto (Manille étant la capitale des Philippines) dû à sa grande communauté de Philippin.es. Il est à noter que ce flux migratoire a pris un léger retard contrairement aux États-Unis, car le Canada encourageait plutôt la main-d’œuvre professionnelle et qualifiée13. En 2021, environ 960 000 citoyens d’origine philippine vivant au Canada ont été recensés14.

Pourquoi s’exiler de sa terre natale ?

Parce que l’herbe est plus verte ailleurs, me dirait-on. Or, c’est plus complexe quand on analyse les flux migratoires philippins. Entre la proclamation de la loi martiale par Ferdinand Marcos en 1972, le manque de main-d’œuvre pour bâtir l’économie canadienne, l’amendement de la loi sur l’immigration du Canada en 1962, la politique d’immigration du Canada dans les années 1980 concernant la réunification des familles et aussi les conditions socio-économiques aux Philippines menant au désir d’exil dans la population ; tous ces éléments ont contribué à l’essor des différentes vagues d’immigration au Canada au fil des années. Cette émigration tant envisagée des Philippin.es n’aura sans doute pas eu lieu sans les 75 ans de relations bilatérales solides et amicales entre le Canada et les Philippines15. Qui plus est, en 2023, un nouveau centre de traitement des demandes d’immigration a vu le jour dans la capitale à Manille. À l’occasion de cette ouverture, le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Sean Fraser a déclaré que « le Canada est prêt à accueillir un nombre record de nouveaux arrivants dans les années à venir pour alimenter sa croissance économique. Cela nous donnera un avantage dans la course mondiale aux talents et appuiera des secteurs et des industries clés »16. C’est en grande partie à cause de tous ces facteurs que quelques jeunes rencontrés ici nous ont exprimé leur souhait de quitter leur terre natale pour un meilleur avenir en Europe ou en Amérique du Nord. D’ailleurs, près de 250 000 étudiant.es philippin.es viennent étudier au Canada chaque année afin de profiter du système d’éducation canadien, d’une meilleure qualité de vie et aussi de bénéficier des opportunités de carrière après le diplôme dans une société sûre et inclusive17.

L’émigration comme valeur sociale

L’émigration vers un monde meilleur est bien intégrée dans l’ADN des Philippin.es. À ce jour, la diaspora philippine résidant à l’étranger tourne autour de 10 à 12 millions, ce qui représente 10% de la population du pays18. Pour comprendre la source de cette culture de migration, il faut remonter au début des années 1900 à la période coloniale étasunienne où une politique fondée sur l’éducation a été établie. Suite à l’établissement d’un système national d’éducation publique, l’octroi de bourses aux jeunes hommes philippins pour étudier aux États-Unis a commencé dès 190319. Une fois les études terminées, ils rentraient pour exercer leurs professions socialement reconnues comme la médecine, le droit, l’ingénierie, le professorat ou les emplois de bureau. Selon Fresnoza-Flot, autant la colonisation espagnole que la colonisation étatsunienne ont toutes deux « contribué à mettre en valeur la migration comme une voie de mobilité professionnelle et d’accumulation de capital à la fois culturel et symbolique »20. Ce flux migratoire a donc largement contribué à ce que la migration soit jusqu’à aujourd’hui perçue comme une réussite professionnelle et une richesse socio-économique.

D’autres destinations d’émigration

Le Canada et les États-Unis ne sont pas les seules destinations d’avenir convoitées par les Philippin.es. Une bonne partie de la population migrante philippine vit en Malaisie, en Arabie Saoudite, aux Émirats Arabes Unis, au Japon, au Royaume-Uni et en Allemagne. Pendant que certain.es ont opté pour l’option terrestre à travers l’émigration vers les pays occidentaux, d’autres ont préféré naviguer vers une meilleure qualité de vie à travers les emplois disponibles sur les bateaux de croisière. D’ailleurs, les Philippines constituent le plus grand contingent d’employés dans la marine marchande et à bord des bateaux de croisière. Selon le Philippine Overseas Employment Administration, les marins philippins représentent 25 % des 1.5 million des marins à l’échelle mondiale21.

L’émigration, outil capitaliste ou pas

En se penchant sur ce phénomène, on constate que l’émigration est loin d’être le simple acte de quitter son pays pour un autre. En effet, elle est la cause de déséquilibres démographique, social, économique et culturel pour les pays de départ, particulièrement ceux du Sud. Cette stratégie économique entraîne un flux migratoire dans lequel le petit peuple doit sacrifier ses proches, son réseau social, son environnement, son attachement aux racines, et surtout sa patrie pour satisfaire ses besoins primaires ainsi que les exigences de la société capitaliste. De plus en plus de chercheur.es et d’ONG constatent que l’accélération de la mondialisation économique ne fait que dérégler les équilibres naturels à travers l’exploitation des ressources naturelles, la surproduction de produits, la mauvaise gouvernance des États, la répartition inégale des richesses entre les individus ainsi que l’exploitation des êtres humains (pour ne pas dire l’esclavagisme moderne). Malheureusement, ce sont souvent les pays du Sud qui doivent subir les conséquences fâcheuses de ce phénomène. Bien que l’émigration contribue à une meilleure qualité de vie pour certaines personnes et à une part considérable du PIB des pays, on ne peut fermer les yeux sur les réels enjeux de ce cycle sans fin. Au bout du compte, l’émigration n’est-elle pas un cercle vicieux où le petit peuple de prolétaires doit constamment se sacrifier pour les gains capitalistes ?

 

Notes et références

1. «Oh vous venez du Canada, vous êtes tellement chanceuses». [Trad. libre].

2. «D’où venez-vous madame?». [Trad. libre].

3. Léouzon, R. (avril 2022). Une communauté philippine éclot à la Baie-James. Le Devoir. https://www.ledevoir.com/economie/749448/a-chibougamau-une-communaute-philippine-eclot-a-la-baie-james?

4. Boquet, Y. (2013). «Les Philippins au Canada et aux États-Unis». L’Information géographique (Vol. 77). https://doi.org/10.3917/lig.772.0026 

5. Debonneville, J. (2023). L’altérité « Filipina » dans l’histoire coloniale et migratoire, dans L’industrie mondialisée du travail domestique aux Philippines (1). Lyon : ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.46063

6. Sharma, M. (1984). The Philippines : a case of migration to Hawaï, 1906-1946, dans Lucie Cheng et Edna Bonacich, éd., Labor Immigration under Capitalism : Asian Workers in the United States before World War II. Berkeley/Los Angeles : University of California Press. p. 337-358.

7. Llorente, S. (2007). «A Futuristic Look into the Filipino Diaspora : Trends, Issues, and Implications». Asia-Pacific Perspectives, vol. 7, n° 1. p. 33-38.

8. Houdaille, J. (1974). «L’émigration philippine aux Etats-Unis». Population, 29ᵉ année, n°1. p. 199-201.

9. Boquet, Y. (2013). «Les Philippins au Canada et aux États-Unis». L’information géographique, (Vol. 77). https://doi.org/10.3917/lig.772.0026

10. U.S. Census Bureau. (2022). Asian Alone or in Any Combination by Selected Groups American Community Survey 1-year estimates. https://censusreporter.org

11. Carroué, L. (2004). Archive. «L’émigration de la main-d’oeuvre philippine : un marché organisé par l’État». Géoconfluences. https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/mobilites-flux-et-transports/articles-scientifiques/lemigration-de-la-main-doeuvre-philippine-un-marche-organise-par-letat

12. Laquian, E. (2008). Communauté philippine au Canada. Encyclopédie canadienne. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/philippins

13. Li, P. (2003). Destination Canada : Immigration Debates and Issues. Toronto : Oxford University Press Canada. p. 240.

14. Gouvernement du Canada. (2023). Relations Canada-Philippines. https://www.international.gc.ca/country-pays/philippines/relations.aspx?lang=fra#:~:text=Selon%20le%20recensement%20de%202021,canadiens%2C%20ou%20immigrent%20au%20Canada.

15. Ibid.

16. Ibid.

17. ÉduCanada. (2024). Pourquoi les étudiants des Philippines étudient au Canada? https://www.educanada.ca/philippines/why-canada-pourquoi/index.aspx?lang=fra

18. Delacroix, G. (juillet 2024). «À Hongkong, un dimanche à soi pour les travailleuses philippines». Le Monde. https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2024/07/21/a-hongkong-un-dimanche-a-soi-pour-les-travailleuses-philippines_6254226_3451060.html

19. Fresnoza-Flot, A. (2008). Migration, genre et famille transnationale. L’exemple des mères migrantes philippines en France, thèse de doctorat en sociologie. Paris : Université Paris 7 Diderot.

20. Ibid., p. 127.

21. Cabico and Chi. (juin 2023). «The barriers to Marcos’ vision of upskilling seafarers for greener shipping». Philstar Global. https://www.philstar.com/headlines/climate-and-environment/2023/06/27/2276740/barriers-marcos-vision-upskilling-seafarers-greener-shipping