Par Michèle Sibony, militante française pro-palestinienne, membre de l’organisation antisioniste Union juive française pour la paix (UJFP). Cet article fait suite à la participation de l’autrice à la session extraordinaire du Forum Social Maghreb-Machrek qui s’est tenu les 11 et 12 Mai 2024 au Palais des congrès de Tunis.
Le mouvement international de solidarité qui se manifeste depuis 7 mois, il faut bien le dire, est celui des populations civiles. Dans le monde au sud comme au nord, ces mouvements, à quelques exceptions près, se heurtent à l’opposition frontale de leurs gouvernements. Ce qui a pour effet premier de matérialiser un affrontement physique entre les sociétés civiles, le plus souvent opprimées elles-mêmes par leurs gouvernements et les pouvoirs associés à la défense inconditionnelle d’Israël et de son impunité. Une impunité que, depuis le 11 septembre 2001, les grandes puissances et les USA en tête se sont auto attribuées à travers les nombreuses guerres qu’elles ont conduites et, dans le cas d’Israël, une impunité qui s’est aussi confirmée avec le tournant du 11 septembre.
Je voudrais, pour commencer, vous citer un extrait de l’appel diffusé et signé en France à l’occasion du XXe anniversaire du 11 septembre, qui dessinait lui aussi un horizon stratégique et politique pour nos sociétés civiles :
« Le funeste anniversaire du 11 septembre et ses conséquences épouvantables, la débâcle du bloc occidental en Afghanistan ainsi que l’ampleur de la crise mondiale sous toutes ses formes –économique, sociale, écologique, sanitaire – mais aussi la résistance des peuples doivent nous obliger à reconsidérer le répertoire stratégique de nos luttes. Les menaces de guerres et de guerres civiles, auxquelles les états-majors militaires se préparent, doivent nous alarmer au plus haut point, nous pousser à redessiner un nouvel horizon utopique et à nous réapproprier la notion de paix, trop souvent abandonnée à l’ennemi. Une paix urgente, impérative et vitale. Une paix irrécupérable par les faiseurs de guerre car tout à la fois anti-libérale, antiraciste et anti-impérialiste. En bref, une paix décoloniale et révolutionnaire.1 »
La guerre qui est menée en Palestine avec la complicité active des intérêts occidentaux fait partie, tout en empirant la situation, de l’état de guerre permanent et d’exception qui s’est installé depuis le 11 septembre. Il s’agit à présent de tout faire pour empêcher un génocide, annoncé, revendiqué et assumé par la so called communauté internationale. Car si le génocide est accompli, nul doute que tout sera permis et nous aurons basculé vers le fascisme.
Dans un article récent, le journaliste espagnol Rafael Poch l’exprime parfaitement ainsi : « dans leur complicité avec l’action génocidaire d’Israël, les puissances occidentales sont cohérentes avec leur passé, mais surtout elles indiquent une direction pour l’avenir » et il note que « l’attitude des gouvernements occidentaux, de leurs médias et de leurs propagandes, est un avertissement clair quant à la façon dont les secteurs privilégiés de la planète pourraient résoudre l’impasse dans laquelle le système capitaliste, qu’ils ont inventé et défendu, nous a conduit au cours de ce siècle.2 »
Un bilan rapide des attaques subies par le mouvement de solidarité en France :
- Interdiction de manifestations;
- Criminalisation de la solidarité par une ordonnance spécifique du garde des sceaux : des centaines de militants convoqués pour apologie du terrorisme;
- Violence inédite des politiques et des médias contre les mobilisations étudiantes à Sciences Po notamment : cette prestigieuse école aurait été « mise à sac, à feu et à sang » selon la secrétaire d’État aux universités ; ces ministres qui prétendent refuser l’usage du mot génocide parce que les mots ont un sens font bien peu de cas du sens des mots quand ils veulent diffamer les voix de la solidarité3.
- Accusations d’antisémitisme pour les étudiants sans aucune preuve. Ils sont traités de « minorité de radicalisés appelant à la haine » (Éric Ciotti, Elisabeth Badinter,… ).
De plus, les ministres israéliens qui violent le droit international dans leurs propos et leurs actes sont reçus à Paris. Par exemple, Smotrich, le ministre des Finances d’Israël (extrême-droite) a lancé un appel aux juifs français pour qu’ils viennent s’installer dans les colonies israéliennes.
Dans le même temps, Ghassan Abu-Sitta, qui a travaillé à l’hôpital Al-Shiffa à Gaza est lui empêché par la police française de participer à un colloque au Sénat et est refoulé.
« Toutes les valeurs sont inversées », résume le même communiqué de l’Afps : « ceux qui violent le droit international sont reçus officiellement, tandis que ceux qui veulent témoigner de leurs actions pour soulager les victimes sont refoulés ; ceux qui dénoncent les violations du droit sont traités comme des criminels, tandis que ceux qui nient les crimes ou tentent de les minimiser ont micro ouverts à longueur de journée. »
La principale difficulté concernant la Palestine est de comprendre la nature de l’alliance étroite qui lie les puissances occidentales à Israël, la façon dont la France et les USA se sont précipités à l’aide sur le terrain pour bloquer les drones iraniens montre la force de cette implication. Voici l’analyse de Azmi Bishara dans un article de novembre 2023 sur les éléments contemporains de cette alliance4 :
« La stratégie internationale du président américain Joe Biden au cours des deux dernières années s’est concentrée sur la lutte contre l’expansion de l’influence chinoise, l’endiguement de la Russie par un soutien ferme et indéfectible à l’Ukraine et la tolérance zéro à l’égard de toute hésitation de la part des États européens. Avec cette approche, il a cherché à reconstruire la cohésion au sein de l’OTAN après les dommages infligés par son prédécesseur, le président Donald Trump, et à envoyer un message fort à la Russie et à la Chine sur la nécessité de mettre fin aux tentatives d’expansion de leurs sphères d’influence, en particulier en Asie et en Europe, et même dans les États occidentaux eux-mêmes. Cette nouvelle doctrine exige la loyauté des alliés des États-Unis au Moyen-Orient en échange d’accommodements pour leurs conditions et d’un accord pour ne pas critiquer leur bilan en matière de droits de l’homme, leur permettant ainsi de contrer les incursions chinoises et russes au Moyen-Orient sans avoir besoin d’une intervention militaire américaine directe. L’approche vise à construire un axe israélo-arabe loyal aux États-Unis qui puisse maintenir « la sécurité et la stabilité » dans la région (laissant mis de côté pour l’instant le débat sur ces termes) et d’intégrer Israël en tant que partie active et acceptable de l’ordre régional et des visions de sa sécurité et de sa stabilité…
Forger cet axe, qui s’étend de l’Inde aux frontières de l’Europe, nécessite de mettre la question palestinienne sur la touche. Pourtant, les événements récents, la réponse d’Israël à ces événements, la réaction des peuples arabes et la préoccupation de l’opinion publique internationale à l’égard de la guerre ont tous démontré que la cause de la Palestine ne peut être ignorée ou rejetée. Cela explique en grande partie la colère des États-Unis et leur alignement sur l’objectif d’Israël de porter un coup si fatal au Hamas qu’il sera incapable de se regrouper en une force armée sérieuse capable de perturber les arrangements régionaux, ou même de gouverner et d’administrer la bande de Gaza. C’est-à-dire qu’en regardant l’échec de la marginalisation de la cause palestinienne, Biden a conclu non pas qu’une résolution juste est impérative, mais que le Hamas – et tout ce qui fait obstacle à cette marginalisation – doit être éliminé. »
La seconde difficulté est celle du retournement du racisme contre les populations en lutte en occident. Ce n’est pas Israël qui est raciste, c’est vous qui êtes antisémites. Une arme qui se vide de sens avec l’utilisation à outrance qui en est faite. La CIJ est antisémite, les étudiants du monde entier sont antisémites, les manifestants sont antisémites, les pro palestiniens sont antisémites, le Hamas est antisémite…, cela ne marche plus et on va vers un retournement qui sera difficile à gérer parce que cette utilisation de l’antisémitisme associée à l’impunité garantie, produit ressentiment colère, mais aussi haine antijuive. Urgence de la dissociation antisionisme antisémitisme5.
Aux États-Unis, Omer Bartov, professeur d’histoire à l’université de Brown et spécialiste mondial du génocide nazi, commente ainsi dans une tribune l’adoption d’une loi spécifique sur l’antisémitisme : « L’adoption par la chambre des représentants de la loi sur la sensibilisation à l’antisémitisme, en réponse aux manifestations et aux campements d’étudiants protestant contre la guerre à Gaza, est une démarche cynique ou au mieux naïve, qui ne fera que prêter main forte aux opposants à la liberté d’expression et miner la démocratie au service de l’autoritarisme du XXIe siècle – le même type d’autoritarisme qui il y a seulement sept décennies, se livrait à l’étiquetage, à la persécution et au meurtre de masse des juifs et d’autres minorités en Europe.6. »
L’espoir: jeunesse et interconnexion des causes, c’est ce que résume ainsi le NYT dans un article du 1er mai « ce n’est pas seulement Gaza: les étudiants qui protestent font des liens avec une lutte globale […]. « Lors d’entretiens menés la semaine dernière avec des dizaines d’étudiants à travers le pays, ceux-ci ont décrit, de manière frappante, le large prisme à travers lequel ils voient le conflit avec Gaza, ce qui contribue à expliquer leur urgence et leur ténacité… Ils se disent motivés par la question de la répression policière, les mauvais traitements infligés aux populations autochtones, la discrimination à l’égard des Noirs américains et l’impact du réchauffement climatique.7 »
Préconisations:
- La nécessité de re-construire une internationale antiraciste et décoloniale qui se dessine dans la jeunesse. Avec quels instruments et quels pouvoirs, de quelles armes disposons-nous? Les FSM, s’ils ont jusqu’ici largement contribué à la convergences des luttes, favorisé et maintenu les contacts des sociétés civiles mondiales, devraient à mon sens et vu l’urgence, s’attacher à construire la véritable internationale dont nous avons besoin. Une internationale qui se donne des objectifs stratégiques et des moyens d’action coordonnés. Le monde d’aujourd’hui a besoin d’un mouvement antiguerre et anti-impérialiste puissant.
- Un forum mondial de la jeunesse en lutte serait très opportun.
- Une re-mobilisation et l’implication plus grande des syndicats encore frileux en France: bloquer toutes les importations et exportations vers Israël par exemple.
Le boycott académique auquel appellent les étudiants est la voie royale pour la société civile, ils l’utilisent dans leur secteur, il doit se développer à l’appel de la société civile palestinienne dans tous les secteurs. La question de la normalisation est posée plus gravement que jamais dans le monde arabe.
Notes et références
1. https://blogs.mediapart.fr/manifeste-20-ans-apres-le-11-septembre/blog/110921/guerre-permanente-ou-paix-revolutionnaire-il-faut-choisir
2. cité dans https://www.revolutionpermanente.fr/Palestine-barbarie-coloniale-et-mouvement-de-solidarite-internationale
3. Communiqué de l’Afps du 6 mai: https://www.france-palestine.org/Gaza-les-etudiant-es-refusent-l-indifference
4. https://www.dohainstitute.org/en/Lists/ACRPS-PDFDocumentLibrary/azmi-bishara-lecture-the-war-on-gaza-politics-ethics-and-international-law-en.pdf
5. Le livre coordonné par trois militantes de l’UJFP, « Antisionisme, une histoire juive » publié chez Syllepse en octobre 2023 se veut une contribution à cette dissociation.
6. https://infos-ouvrieres.fr/2024/05/03/faire-taire-la-critique-au-nom-de-la-sensibilisation-a-lantisemitisme-une-tribune-domer-bartov/
7. https://www.nytimes.com/2024/05/01/us/pro-palestinian-college-protests.html