Nous nous sommes récemment entretenues avec Rosanne Auguste, fondatrice de l’Association pour la promotion de la santé intégrale de la famille (Aprosifa) et intervenante communautaire en santé en Haïti. Rosanne a aussi été ministre en 2012, chargée des droits humains et de la lutte contre la pauvreté extrême. L’Aprosifa est une clinique qui, depuis vingt-sept ans, dessert Carrefour–Feuilles, un quartier défavorisé de Port-au-Prince. En plus d’offrir des soins de santé aux enfants vulnérables et à leurs mères, l’association propose aussi un vaste programme d’animation communautaire. Au moyen d’une approche anthropologique médicale plutôt qu’une approche de santé publique conventionnelle, l’Aprosifa a comme but d’impliquer la population dans une réflexion collective afin de changer de mode de vie et de transformer leur quartier. Dans une entrevue qu’elle nous a accordée en novembre dernier, Rosanne nous explique comment le pays et l’Aprosifa ont été touchés par la pandémie de la COVID-19, les multiples instances de solidarité ainsi que les leçons à retenir de la crise sanitaire.
PARTIE 1: CONTEXTE GÉNÉRAL ET PROBLÉMATIQUES DU PAYS
Alternatives : Quelle a été l’ampleur de la pandémie en Haïti ?
Rosanne Auguste : Nous parlons d’un pays où le système de soins n’est pas bien organisé, où les soins de santé ne sont pas accessibles sur tout le territoire, où la population souffre de pauvreté extrême, d’un taux de chômage très élevé et de conditions de vie très difficiles. Dans le bidonville, par exemple, il n’est pas rare qu’une douzaine de personnes cohabitent dans une chambre très exiguë. Alors, quand on a entendu que des gens mouraient par milliers aux États-Unis, en Italie, et en France, on s’est demandé comment nous, Haïtiens, avec notre manque d’accès à l’eau potable et aux soins en général, allions survivre à cette crise sanitaire. Des scientifiques avaient même prédit entre 20 000 et 60 000 morts en Haïti. La population était donc très propice à être victime par centaines de milliers de la COVID-19. Mais ça n’a pas été le cas, au contraire, et la différence entre la République Dominicaine et Haïti a été spectaculaire. En République Dominicaine, il y a eu 8000 morts, à peu près, et plus de 50 000 cas, mais en Haïti, on dénombre 300 morts et près de 10 000 cas enregistrés officiellement.
A: Est-ce que le gouvernement est jugé comme ayant eu un comportement satisfaisant vis-à-vis de la COVID-19 ?
RA: Je pense que la crise a été très bien gérée globalement en Haïti. Ça s’explique par la décision du gouvernement de commencer très tôt à mettre en place des mesures barrières. Dès le 31 janvier, le gouvernement a réalisé des tests de dépistage dans les aéroports, mais aucun cas n’a été détecté à ce stade. Des mesures spécifiques ont été prises et un état d’urgence sanitaire a été déclaré le 20 mars 2020 à la suite de deux premiers cas de contamination. À ce moment-là, on a fermé les écoles, les sites religieux, les aéroports internationaux et les frontières maritimes et imposé un couvre-feu entre 20h et 5h.. À partir du 29 juin, le gouvernement a pris des dispositions pour alléger l’état d’urgence sanitaire qui a pris fin le 20 juillet. On a rouvert les aéroports et les ports maritimes le 30 juin et les établissements scolaires et universitaires à partir du 10 août.
Via le numérique, les gens ont reçu beaucoup d’informations sur les caractéristiques de ce virus. Il faut dire que la campagne de communication menée a donné beaucoup de résultats: la population sur tout le territoire était au courant de la maladie et n’a pas paniqué. Le gouvernement a sensibilisé aux mesures barrières, a encouragé le port du masque, le lavage des mains et le couvre-feu. Le confinement en tant que tel n’a pas été respecté complètement. La majorité de la population doit sortir chaque jour pour remplir ses obligations quotidiennes. On entre maintenant dans une deuxième vague et on recommence à parler de mesures barrières, mais on ne parle pas de confinement total pour cette raison.
Les conséquences économiques sont assez désastreuses. L’État, déjà fragile, a dû dépenser environ 25 millions de dollars pour les équipements sanitaires, un budget qui n’avait pas été prévu. Le pays est très fragile et dépend beaucoup des transferts d’argent de la diaspora, qui envoie chaque année pas moins de 2 milliards de dollars. Mais ces transferts ont diminué, en raison du confinement, de la baisse de travail ou de pertes d’emplois dans les pays où se trouve la diaspora. Cependant, des mesures monétaires ont permis de diminuer les prix des produits alimentaires, des produits de première nécessité, évitant ainsi une crise de la faim. Entre 2019 et la période de la COVID, la gourde est passée de 70-80 gourdes à 120 pour un dollar américain. La banque a dû injecter à peu près 150 millions de dollars pour résoudre ce problème et permettre à la population de s’approvisionner à coûts accessibles aux produits de première nécessité
A : Quelles sont les populations les plus vulnérables ou les plus affectées par le manque de services essentiels mais aussi par les mesures mises (ou pas mises) en place par le gouvernement ?
RA : Les groupes les plus vulnérables sont ceux qui ont déjà des problèmes chroniques comme le diabète et l’hypertension artérielle, la décompensation cardiaque et puis les gens du troisième âge. Il n’y a pas eu de décès significatifs dans ce dernier groupe, et on l’explique notamment par la connaissance et l’utilisation de remèdes naturels, des remèdes de grand-mère. Chez nous, c’est la médecine familiale et naturelle qui prime sur la biotechnologie médicale parce que la population n’a pas beaucoup d’argent pour aller dans les cliniques.
Plus encore, la stratégie de survie en Haïti ne permet pas aux personnes du secteur informel de se confiner. Le gouvernement n’avait pas d’autre choix que de distribuer des masques gratuits dans les lieux publics parce que les gens sortaient et on ne pouvait pas les empêcher de sortir alors que c’est ce qui leur permettait de survivre.
PARTIE 2: CHANTIERS DE RÉFLEXION ET ALTERNATIVES
A: Quelle a été la réponse de la société civile, notamment des différents mouvements sociaux pour faire face aux différentes problématiques que traverse Haïti? Quelles sont les alternatives nées au niveau de la société civile à travers la pandémie pour répondre aux besoins de la population ?
RA : À mon avis, ce qui est intéressant en Haïti, comme je vous disais, c’est que la population a le réflexe de la médecine naturelle, ce qui fait que les gens identifiaient très tôt des plantes médicinales à utiliser, comme l’Artemisia et toutes les plantes à base de quinine. C’est un réflexe que nous, Haïtiens, avons dès qu’on a de la fièvre. Haïti est aussi un pays où le paludisme est endémique donc les gens ont l’habitude de consommer de la chloroquine. Mais encore, et tout aussi important, la résilience de la population, qui n’a pas paniqué devant les informations qui circulaient dans la presse, a beaucoup aidé le pays à gérer la crise.
Le gouvernement a reçu en don un million de masques du secteur privé des affaires, des masques fabriqués en Haïti. Cette stratégie nous a permis de conserver des dizaines de milliers d’emplois. On a reconverti les fabriques de vêtements, par exemple, en fabriques de masques. Le gouvernement a commandé 17.5 millions de masques afin de les distribuer gratuitement à travers le pays. Même les petites entreprises qui avaient perdu leur travail à cause de la COVID-19 ont pu avoir de petits contrats avec ces industries pour participer à la tâche de fournir l’État en masques. Les hôpitaux ont aussi reçu gratuitement des gels hydroalcooliques de l’Association des pharmaciens en Haïti. On parle de plus de 194 000 litres.
Il y a aussi eu beaucoup plus de solidarité grâce au semi-confinement permettant le temps, justement, de se rencontrer un peu plus. Au sein de la société civile, il y a eu vraiment une disposition solidaire, une disposition d’entraide. S’il y a quelqu’un de malade, il va être entouré et accompagné par son réseau de voisinage.
A : Comment votre organisation, Aprosifa, envisage-t-elle l’après-COVID en Haïti ? Quels changements espèrent-ils observer et/ou soutenir ?
RA : Je pense que la pandémie nous a beaucoup appris sur la gestion du temps. En Haïti, avec la surpopulation dans la capitale, on a un gros problème de circulation. Cependant, la COVID-19 nous a forcé à améliorer la connexion Internet, ce qui nous a permis de perdre moins de temps dans les embouteillages. Aujourd’hui, on voyage moins, ce qui réduit aussi les dépenses de l’État. Un ministre n’a pas besoin de se déplacer pour aller à Genève ou à Washington à une assemblée. Le ministre fait son intervention depuis Haiti. Moi, je trouve que c’est une bonne chose et que ce sont des acquis à conserver.
Il faut prendre l’argent qu’on utilisait pour les voyages et l’investir dans des équipements beaucoup plus performants pour créer des réseaux d’entraide, des réseaux de solidarité via visioconférence. Ça peut se faire même entre les paysans, entre les jeunes des quartiers précaires. Moi, je travaille beaucoup avec des jeunes qui font de la peinture et de la sculpture de récupération. On peut même faire une exposition virtuelle via Youtube. Il faut voir comment capitaliser sur ce réseau de communication pour renforcer la solidarité à travers la planète.
PARTIE 3: MISE À JOUR DU PARTENAIRE
A : Quels sont les projets actuels d’Aprosifa ?
RA : Cela fait déjà 10 ans que l’on collabore avec Alternatives. Après le tremblement de terre en Haïti, Alternatives est venu nous appuyer pour l’agriculture urbaine. Cependant, Alternatives nous accompagne aussi pour renforcer la capacité des jeunes dans la création artistique. Si tu as des jeunes qui vivent dans des contextes de violence systémique, la première chose à faire, c’est l’animation communautaire pour permettre à ces jeunes d’identifier leurs potentiels et sortir de la violence systémique. Il faut les accompagner pour les amener à devenir des acteurs conscients des réalités de leur zone et de créer des stratégies de survie pour qu’ils ne tombent pas dans des dérives comme la grossesse précoce et les problèmes de gangs armés.
Donc, c’est pour cela qu’on a vraiment construit notre propre modèle. On donne accès aux femmes enceintes à des consultations prénatales, aux enfants à la vaccination et à la thérapie nutritionnelle. Au centre ambulatoire, les mères peuvent venir prendre du « plum peanut », une pâte à base de beurre d’arachide et de lait pour traiter la malnutrition chez les enfants.
A: Quel a été l’impact de la pandémie sur Aprosifa ? Quelle est la situation actuelle au niveau de la crise sanitaire ?
RA : Du fait que nous ne sommes pas une grosse équipe, à peu près une quinzaine de personnes, il n’y a pas eu de problème pour mettre en place les gestes barrières. Avant la COVID-19, on n’avait déjà plus de financement, mais on a quand même résisté. Durant la pandémie, la clinique a continué à fonctionner parce qu’on est la seule référence dans le quartier. C’est une zone défavorisée en termes d’établissements de santé et on a accompagné les gens qui avaient des symptômes de la COVID-19. On continue à travailler parce qu’on s’est dit que ce n’est pas en fermant nos portes qu’on allait accompagner la population. Bon, évidemment, on ne fonctionne pas au même rythme mais on n’a pas fermé pendant la COVID-19 parce qu’on est un institut de soins de santé et que nous sommes en crise sanitaire.
*Cette entrevue a été éditée pour des fins de publication.
Entrevue réalisée par Delphine Polidori, étudiante en dernière année à McGill en science politique, développement international et environnement, dans le cadre de son stage à Alternatives.
**Ce texte a été modifié après publication (22-12-2020).
***Les propos exprimés ne reflètent pas nécessairement la position d’Alternatives.