La pandémie de la COVID-19 au Soudan : une société civile mobilisée

© Ahmed Fouad (Licence Creative Commons)
Deux de nos partenaires partagent ici leur point de vue sur l’état de la COVID-19 au Soudan, sur la situation sociopolitique après la Révolution de décembre 2019 et sur la réponse de la société civile.
Sabah Adam dirige Al Alag Press Centre (Centre de service de presse Al Alag). Créée en 2001, cette association de journalistes travaille pour améliorer la situation des femmes dans le secteur, accroître la sensibilité des médias et des cadres de presse aux questions du genre, des droits de la personne et de la justice sociale et renforcer le rôle du journalisme dans les processus démocratiques au Soudan. Al Alag est l’un des quatre partenaires d’un projet régional mis en œuvre par Alternatives grâce au financement de la Commission européenne et d’un autre projet appuyé par le Fonds pour l’innovation et la tranformation. Ce projet vise à soutenir des femmes journalistes et d’autres femmes qui utilisent les médias pour défendre les droits de la personne.
Bashir Ahmed Abdelgayoum est consultant et chercheur indépendant dans le secteur du développement durable. Il s’intéresse principalement aux organisations de la société civile et à leurs interactions avec l’État.
En plus de la crise sanitaire et des autres défis que traverse le pays, le Soudan a été très affecté par les inondations du Nil survenues au cours de l’été dernier.

 

PARTIE 1 : CONTEXTE GÉNÉRAL ET PROBLÉMATIQUES DU PAYS

Alternatives : Quelle a été l’ampleur de la pandémie au Soudan ?

Bashir Ahmed Abdelgayoum : Le Soudan a été gravement touché par la pandémie. Le gouvernement a fermé la frontière et arrêté toutes les activités des compagnies aériennes. Il a également imposé des restrictions sur la mobilité des personnes à l’intérieur de la capitale du pays, et entre la capitale et les autres États. Le gouvernement a déclaré une urgence sanitaire et a formé un comité d’urgence de haut niveau qui impliquait le ministère de la Santé et d’autres organismes gouvernementaux.

Sabah Adam : Le nouveau gouvernement de transition au Soudan a hérité d’un système de santé très faible qui a souffert de décennies de négligence et de sous-investissement de la part des précédents régimes. Même avant la pandémie, nous avions observé l’effondrement des infrastructures dans le secteur de la santé. Le ministère de la Santé a estimé à quelque 120 millions de dollars les ressources nécessaires pour répondre à la pandémie. Malgré les quelque 70 millions de dollars versés par l’OMS et les fonds recueillis auprès de la diaspora, les ressources seraient insuffisantes si la crise sanitaire en venait à s’aggraver.

La propagation de la COVID-19 a placé les structures sanitaires et les politiques du pays face à d’importants défis. Le gouvernement soudanais et les acteurs non étatiques s’efforcent de lutter contre la propagation de l’épidémie et l’impact des mesures sanitaires sur la transition politique du pays. Au moment du confinement total décrété par le gouvernement du Soudan, le 18 avril dernier, le pays comptait officiellement douze morts de la COVID-19 et une soixantaine de personnes en quarantaine obligatoire. Plus tard, on a décrété la fermeture de tous les bureaux du gouvernement, limité l’horaire des commerces et interdit les mouvements entre les quartiers.

A : Quels sont les principaux problèmes politiques, économiques et sociaux auxquels le pays fait face ? 

BAA : Sur le plan politique, le Soudan a récemment renversé un régime dictatorial qui gouvernait et contrôlait le système politique depuis trois décennies. Ces années d’oppression et de corruption ont déclenché une révolution portée principalement par la jeunesse et soutenue par les Forces de changement et de liberté, une alliance composée de partis politiques, d’associations professionnelles, de la société civile et de mouvements armés. Aujourd’hui, le pays est confronté à une grave crise économique causée par la dette financière, l’isolement international (le Soudan étant considéré comme un pays terroriste), et de mauvaises politiques économiques.

SA : L’inflation, la fermeture de petites entreprises et l’augmentation du nombre de chômeurs figurent parmi les principaux effets de la pandémie. Selon les rapports, le taux d’inflation a atteint plus de 100 % en juin 2020. Cette situation a affecté le prix des denrées alimentaires, du carburant, et des médicaments, provoquant une hausse de la pauvreté et une incapacité grandissante de plusieurs secteurs de la population, surtout les plus à risque, à satisfaire leurs besoins de base. Le manque de main-d’œuvre dans les fermes, l’augmentation des coûts de transport des aliments, mais aussi la fermeture de nombreuses petites entreprises et commerces informels, ont notamment affecté la disponibilité d’aliments et la capacité de la population à s’approvisionner. Nous constatons aussi une augmentation du nombre d’enfants, de femmes, et de filles qui sont sans abri, ainsi qu’un taux de criminalité et de pillage plus important.

Le secteur de la microfinance a également été affecté. Les paiements et les échéances de financement ont été retardés en raison de la fermeture presque complète des marchés et du ralentissement de l’activité économique. Cette situation affecte inévitablement les revenus et les bénéfices des petites entreprises, leur viabilité financière et leur rentabilité, et contribue directement à l’endettement des ménages.

A : Est-ce que l’on juge que l’attitude du gouvernement soudanais est satisfaisante vis-à-vis la COVID-19 ? Quelles lacunes du Soudan et de son régime ont été révélées par la COVID-19 ? 

BAA : La réponse du gouvernement à la COVID-19 a été jugée satisfaisante dans la mesure où nous disposons de services et d’installations sanitaires limités, notamment en ce qui concerne les fournitures médicales, les infrastructures, le budget et le personnel. Mais les politiques pour lutter contre la pandémie ont manqué de coordination et ont été confrontées à des services médiocres, un manque de personnel, ainsi que des problèmes liés à l’approvisionnement et à la disponibilité d’installations médicales. La pandémie a révélé un certain manque de cohérence entre les différents organismes gouvernementaux, un manque de consultation avec les parties prenantes, y compris les citoyens, ainsi qu’une absence de stratégie.

SA : La première phase des mesures de fermeture a bien été reçue, mais après trois mois, le secteur informel et le secteur privé ont exercé des pressions en faveur de la levée de ces restrictions sanitaires. Il y a également eu des manifestations et de la colère face à l’inflation et à la hausse des prix des denrées alimentaires, des transports, etc. Les programmes de la COVID-19 sont de moins en moins connus et le test de dépistage PCR gratuit géré par le gouvernement est très limité. De nombreux citoyens ont recours à des cliniques privées dont le coût est très élevé, même inabordable dans la plupart des cas, surtout pour les voyageurs. La capacité de l’État a été affectée par la précarité de l’infrastructure sanitaire qui a limité les interventions du gouvernement en matière de données, de fourniture de médicaments, de centres d’isolement équipés, et plus encore.

A : Quels sont les effets pervers, s’il y en a, des restrictions imposées sur la mobilité ? 

BAA : Les effets négatifs des restrictions à la mobilité se sont ajoutés à la pénurie persistante de services et d’approvisionnement, tels que le carburant et le pain. Les restrictions ont également touché les personnes du secteur de l’économie informelle (travaux occasionnels, conduite, vente de thé) et de nombreux jeunes qui dépendent des activités professionnelles quotidiennes.

SA : Les restrictions imposées sur les déplacements et le couvre-feu ont eu de graves conséquences sur la vie de plusieurs personnes, en particulier les sans-abri. Elles ont eu un effet négatif sur la population qui travaille dans le secteur informel, en particulier les femmes qui vendent dans la rue et les travailleurs et travailleuses domestiques. Selon la Banque mondiale, environ 80 % des femmes et des filles des régions du Soudan affectées par des conflits et les problèmes socioéconomiques travaillent dans le secteur informel, qui ne jouit d’aucune protection économique ni sanitaire. Une aide pour les secteurs vulnérables de la population a été apportée par le ministère des Affaires sociales et par une collecte de fonds menée pendant le mois du ramadan. On craint aujourd’hui une montée de la violence envers les femmes, en particulier une violence domestique.

A : Quelles sont les populations les plus vulnérables ou les plus affectées par le manque de services essentiels et non essentiels, mais aussi par les mesures qui ont été prises ou non par le gouvernement ?

SA : Les populations rurales en général sont les plus touchées, car elles sont très isolées des services de santé. Les mesures sanitaires concernant la restriction de la circulation ont conduit à une hausse sans précédent des prix du pétrole, ce qui a eu un impact négatif sur le niveau général des prix des biens et des services essentiels.

BAA : Le taux de pauvreté au Soudan dépasse les 60 %. La population du pays est d’environ 40 millions d’habitant·es. Une grande majorité est nomade ou travaille dans le secteur agricole et informel. Les femmes ont également été touchées par le manque de ressources et de revenus durant la pandémie puisqu’elles sont surreprésentées dans le travail informel. Le manque de services essentiels et non essentiels a surtout touché ceux et celles qui travaillent dans l’agriculture et la microentreprise. Enfin, le personnel de la santé, principalement les infirmières, les assistant·es dans les services médicaux et les préposé·es ont également été fortement touché·es en raison d’un manque de protection sociale adéquate.

PARTIE 2 : CHANTIERS DE RÉFLEXION ET ALTERNATIVES

A : Quelle a été la réponse de la société civile, notamment des différents mouvements sociaux pour faire face aux problématiques que traverse le Soudan ? Quelles sont les alternatives nées au niveau de la société civile à travers la pandémie pour répondre aux besoins de la population ?

SA : La société civile soudanaise a changé de nature et de rôle après la révolution de décembre. De plus en plus d’initiatives et de mouvements de jeunes sont apparus sur la scène politique, ce qui a créé des frictions et des conflits d’intérêts.

En face de la pauvreté et du chômage, et en collaboration avec plusieurs associations, nous avons mené des sondages afin de fournir des aliments pour les familles les plus pauvres. Nous avons également mobilisé le public pour soutenir les populations les plus vulnérables du pays. Nous avons aussi participé à une sensibilisation en faisant appel aux médias de masse afin d’informer la population sur l’importance du lavage des mains, le port du masque et la distanciation physique.

Au printemps dernier, des groupes de l’extrême droite ont incité la population à violer le couvre-feu et à se rassembler dans les mosquées, mais de nombreuses initiatives populaires se sont mises en place pour contrer cette influence. Les comités de résistance (Nafeer, Sadagat, rue Alhaoadth par exemple), qui avaient été impliqués dans la révolution, ont mené des activités d’information dans les quartiers afin de réduire la méfiance de la population en face des mesures sanitaires, notamment le port du masque. Ces comités, formés de jeunes universitaires des quartiers marginalisés, ont mené leur travail de sensibilisation à partir de mosquées et d’églises, ainsi qu’au moyen de campagnes SMS, en faisant du porte-à-porte, mais aussi dans la rue en se déplaçant dans un chariot avec un microphone, pour communiquer aux gens sur les mesures sanitaires et distribuer des masques, des stérilisateurs, et du savon.

BAA : L’été dernier, une grande partie du pays a souffert des inondations du Nil créant une situation chaotique qui s’est ajoutée à la crise sanitaire. Certains villages ont été détruits et de nombreuses familles se sont retrouvées sans abri, sans eau potable, ni installations sanitaires. Certaines organisations, en collaboration avec l’UNICEF, ont réussi à intervenir et à sauver la vie de nombreuses femmes et enfants. Cela s’est produit dans un village très proche de Khartoum. D’autres volontaires ont réussi à mobiliser des ressources pour venir en aide aux populations déplacées.

A : Comment votre organisation envisage-t-elle l’après-COVID au Soudan ? Quels sont les changements que vous espérez observer ou accompagner ?

BAA : Nous espérons poursuivre les campagnes de sensibilisation à l’hygiène personnelle et aux mesures préventives à la COVID-19, mais le rôle de la société civile après la pandémie sera aussi de faire pression en faveur d’une coalition forte pour souligner l’importance des droits de la personne, de l’éducation et des principes qui ont été négligés pendant la pandémie et qui ont eu un effet négatif sur les populations marginalisées.

SA : Pour stabiliser la situation économique, il faut créer et soutenir les petites entreprises et promouvoir de nouvelles politiques de microfinancement qui aideront les ménages à sortir de l’endettement.

En ce qui concerne les changements climatiques, le Soudan doit développer un système d’alerte précoce afin de contrer les catastrophes naturelles. Cette année, les inondations ont touché quelque 750 000 personnes et ont détruit 10 000 foyers. Plus de 20 000 agriculteurs et agricultrices ont perdu leurs terres (légumes, animaux, etc.), et 125 personnes sont mortes. Le gouvernement de transition n’a pas été en mesure de répondre à cette situation.

Il faut aussi améliorer et étendre les infrastructures technologiques à un plus grand nombre de personnes, car les restrictions de la COVID-19 ont imposé l’apprentissage à distance pour les écoles et le travail virtuel pour les associations et même certains services gouvernementaux. Davantage de programmes numériques et de sécurité doivent être promus, car de plus en plus de personnes auront besoin d’avoir accès à l’internet pour fonctionner dans leur vie de tous les jours.

PARTIE 3 : CHANGEMENTS ORGANISATIONNELS DANS LE CONTEXTE DE LA PANDÉMIE

A : Quelle est la situation d’Al Alag actuellement en lien avec la COVID ? Comment le fonctionnement de votre ONG a-t-il été affecté par la COVID au niveau notamment de votre programmation ?

SA : Al Alag a mis en place un plan d’urgence et a pris la décision d’arrêter toutes les activités publiques (ateliers, événements, discussions de groupe). L’organisation a également mené une évaluation pour évaluer la possibilité de mettre en œuvre les activités à distance. L’enquête a confirmé que le travail en ligne est possible pour certaines activités. Nous avons également utilisé les médias de masse comme la radio, la télévision, et les médias sociaux pour réaliser des campagnes d’éducation.

Al Alag travaille avec un groupe de correspondant·es communautaires (des journalistes citoyen·nes) dans les zones marginalisées du pays. Avec ces groupes, nous avons élaboré un plan d’urgence pour soutenir les ménages les plus vulnérables et les mettre en relation avec de plus grandes ONG nationales et internationales. Nous avons également produit un bulletin d’information sur la COVID-19, les moyens de protection et l’adaptation des activités pour lutter contre la pandémie.

A : Pendant combien de temps exactement avez-vous été en confinement et situation de télétravail ? Qu’est-ce que cela a représenté pour votre organisation et le personnel ?

SA : Nous avons été en situation de télétravail pendant trois mois, des mois de mars au mois de mai. Pour le personnel, cela a posé deux principales difficultés. L’équipe n’était pas habituée à travailler à partir de la maison. Au Soudan, la maison offre peu d’espace privé et rend ainsi le télétravail difficile. Par ailleurs, la plupart des Soudanais ont un accès limité à l’internet. Il y a aussi des coupures d’électricité pendant plus de quatre ou cinq heures en raison de la pénurie de carburant. Par ailleurs, les femmes embauchées par l’association doivent souvent prendre soin des personnes aînées et des enfants, ce qui augmente leur charge de travail.

A : Quelles sont les problématiques que soulève la nouvelle situation de télétravail ?

BAA : Puisque j’œuvre auprès d’organisations qui ont l’habitude de travailler avec des consultant·es, nous nous sommes assez bien adaptés à cette nouvelle réalité. C’est surtout le personnel de soutien, dont le travail tourne autour de projets sur le terrain et de la disponibilité des fonds, qui a été affectée par la pandémie. Mais, au Soudan, toute personne qui travaille à partir de la maison fait face à des problèmes de communication, en raison de la médiocrité des services, qui sont principalement fournis par des entreprises privées. Nous perdons beaucoup de temps à essayer de faire passer des messages.

A : Quelle est la situation de votre organisation actuellement en lien avec la COVID ? Comment le fonctionnement de votre organisation a-t-il été affecté par la pandémie sur le plan notamment du travail de mobilisation ?

BAA : L’organisation s’est mobilisée autour de deux principales problématiques. Tout d’abord, elle travaille directement avec les comités de quartier pour mieux comprendre le contexte, les besoins et les priorités de la population et ainsi améliorer la coordination et le travail effectué avec le gouvernement. Deuxièmement, elle s’efforce d’améliorer le processus d’élaboration de politiques et de mieux assurer les services aux citoyen·nes. Elle a donc mis en place un plan d’action en collaboration avec des agences gouvernementales.

*Cette entrevue a été traduite de l’anglais et éditée pour des fins de publication.

Entrevue réalisée par Delphine Polidori, étudiante en dernière année à McGill en science politique, développement international et environnement, dans le cadre de son stage à Alternatives.